Ainsi Habermas avait déjà écrit, à moins de 60 ans, plus de 15 ouvrages et de nombreux articles. "Théorie et pratique" est le premier d'entre eux traduit en français, recueil d'articles, on y trouve notemment la leçon inaugurale à l'Université de Marburg, dans une version remaniée, consacrée à "la doctrine classique de la politique dans ses rapports avec la philosophie sociale". Il s'implique immédiatement dans la "querelle allemande des sciences sociales" qui le confronte à Gadamer, H. Arendt, H. Albert et K.Popper, laquelle donna lieu au Congrès de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie de Tübingen en 1961. Son projet propre s'exprime dans "Connaissance et Intérêt", leçon inaugurale à l'Université de Francfort, contenue dans le recueil "la technique et la science comme idéologie". Dans cet ouvrage et dans son recueil qui portera le même titre que la leçon inaugurale citée, "connaissance et intérêt" Habermas entame une lecture critique des effets du positivisme et du scientisme, considéré comme justification idéologique de la rationalité propre au capitalisme avancé.
La position de Habermas au sein de l'Ecole de Francfort et par rapport à la théorie critique est définie par C. Bouchindhomme (préface à Morale et communication) comme suit:
"né en 1929, Habermas n'a naturellement pas appartenu au cercle de la première génération qui fonda l'Institut et la Revue de Recherche sociale...Ayant fait ses études à Göttingen et Bonn, entre 1949 et 1954, il n'a pas pu être non plus formé par les vieux maîtres de l'Ecole de Francfort. ... Enfin ...pendant ses trois ans d'assistanat auprès de Adorno (1956-1959), il resta pratiquement dans l'ignorance des travaux d'avant-guerre. Le passé intellectuel de l'Institut n'était pas évoqué et il fallu attendre le milieu des années soixante pour voir réémerger ce "continent englouti.C'est donc d'une manière tout à fait indépendante que Habermas reconstitue la Théorie Critique, il "reprend avec d'autres moyens le marxisme hégélien et wébérien des années vingt" (Habermas in "Dialectique de la rationalisation", interview à Aesthetik und Kommunikation 45/46,1981).Ce qui revient à dire que des ouvrages comme Student und Politik, l'Espace public, Théorie et Pratique ne doivent, de fait, rien à l'Ecole de Francfort ..."
"Ces autres moyens il se les forgea à travers le débat qu'il eut avec Gadamer entre 1961 et 1964...mais aussi et surtout à travers sa réflexion sur la "déprovincialisation" de la pensée allemande, à laquelle il contribua avec son ami Apel en faisant connaître la pensée anglo-saxonne (Peirce, le dernier Wittgenstein,Mead, Dewey...) Tant et si bien que lorsqu'il fut nommé en 1964 à Francfort à la chaire qu'avait occupée M. Horkheimer, à une époque où la Théorie critique commençait à revenir, sous la pression du mouvement étudiant naissant, à l'ordre du jour, il peut constater qu'il avait non seulement ré-accompli une bonne partie du chemin qui mène à cette démarche philosophique, mais qu'il avait déjà franchi certains seuils dans la critique que la Théorie Critique doit adresser à elle-même..."
C'est à l'occasion de ce réinvestissement habermassien de la Théorie Critique que l'on parle de la "seconde génération de l'Ecole de Francfort". Habermas n'a donc que des liens historiques ténus avec l'Ecole de Francfort mais sa réappropriation de la Théorie critique fait de lui non seulement l'héritier légitime de Horkheimer mais un innovateur susceptible de libérer la Théorie critique "des entraves dont elle n'avait pas su elle-même se déprendre" (C. Bouchindhomme).