revue de théorie critique

--------- éditeur responsable : P. Deramaix


 

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Editorial

 

Ouvrir une brèche

P. Deramaix
Tel est notre projet.

Une faille dans l'évidence du monde, une ouverture capable d'ébranler les pseudo-certitudes que la victoire - toute provisoire s'il en est - de la bourgeoisie et de l'économie marchande semble conforter. Ce que nous voulons est réactualiser, en cette fin de siècle, la pensée critique, l'interrogation fondamentale sur les sources de la domination, de l'exploitation des hommes et de la nature.

Une telle interrogation, un groupe de philosophe, de sociologues, d'économistes et de penseurs, rassemblés au sein d'un Institut de recherche sociale, à Francfort, l'avaient formulée dès les années 1920. Avant bien d'autres, ils avaient pressenti le danger de qu'un certain "idéalisme" allemand, une philosophie de l'enracinement, de l'acceptation et de la soumission au destin, faisait courir à la pensée critique, à l'autonomie de l'individu et des peuples. De même, leur acuité critique décelait dans la raison instrumentale une ambivalence que seule l'analyse fine de Adorno et Horkheimer sur la "dialectique de la raison" a pu mettre au jour : la raison permettait de libérer l'homme de la précarité, à travers la maitrise rationnelle de la nature, mais cette domination utilitaire l'enfermait dans le réseau implacable des dominations sociale. Emancipatrice, sous l'égide des Lumières, la raison - à la fois positiviste, utilitaire, et socialement abstraite - devenait un instrument de servitude lorsqu'elle était mise au service du capitalisme...

A la théorie traditionnelle, l'Ecole de Francfort opposait la théorie critique. A la positivité d'une raison instrumentale, à l'utopie totalisante du sujet hégélien unifié à l'objet sous l'emprise du Savoir absolu, elle opposait la mise en oeuvre constante d'une négativité critique (la "dialectique négative") susceptible de mettre en évidence la tension constante entre le concept et le réel, entre le sujet et l'objet.

Notre projet, reprendre ces armes, et réutiliser, dans un monde où l'économie marchande totalement hégémonique semble avoir vaincu ses pires ennemis sans pour autant faire obstacle à ce qui menace fondamentalement l'être humain : la précarité de son existence au sein d'un environnement empoisonné, la fragilité de ses droits sous l'emprise des intolérances identitaires et néo-fascisantes, la solidité implacable des chaines qui enferment la grande majorité des hommes dans une servitude économique et sociale sans merci.

Qu'en est-il aujourd'hui de la théorie critique ?

D'inspiration marxienne, elle recontre, de nos jours, l'implacable verdict de l'histoire qui pèse sur les crimes commis au nom du communisme. Aujourd'hui, nous savons que même la pensée marxienne a pu être pervertie par d'autres formes de domination dont nous ne saurions - par crainte des ennemis actuels de la liberté et de l'émancipation humaine - occulter l'horreur. Mais plutôt que d'opposer des réquisitoires historiens aux tenants de la pensée critique, nous chercherons à la mettre en oeuvre pour élucider, autant que possible, ce passage de la libération prolétarienne à la servitude totalitaire, sachant très bien que l'entreprise émancipatrice ouverte par Marx reste en chantier, même si le bâtiment doit être déconstruit et reconstruit de fond en comble.

Mais au-delà de cette élucidation, nous devrons maintenir ouverte les brèches de la critique : moins que jamais, nous ne pouvons croire en cette "fin de l'histoire" imaginée (plus que pensée) par Fukuyama. Nous ne pensons, ni n'espérons, entrevoir un projet politique que l'on pourrait enfermer, programmatiquement et dogmatiquement, en une nouvelle forme de pensée totalisante ou totalitaire, nous cherchons plus simplement à paraphraser, dans le champ de la philosophie comme dans celui de la sociologie critique, les mots du poète italien E. Montale :

N'exige pas de nous la formule qui puisse t'ouvrir des mondes,
mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche
Aujourd'hui nous ne pouvons que te dire ceci :
ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas.


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