A propos d’
Adorno
Annie Palanché
Lire Adorno c’est en quelque sorte se lancer un défi. Vouloir comprendre Adorno c’est une ambition qui à son départ témoigne d’une grande ignorance de la difficulté. Tout chez cet auteur est difficile : les mots, le style, les champs de réflexion (Théorie esthétique, Dialectique négative, Dialectique de la raison, Imagination dialectique, etc.) et enfin la pensée elle-même. Très rapidement on renonce à l’idée qu’on aurait peut-être caressée de vouloir résumer son œuvre. D’ailleurs Adorno évite aux ignorants téméraires de se rendre ridicules en les mettant en garde dans la Dialectique négative: « La philosophie est essentiellement irrésumable, sinon elle serait superflue ». Et pourtant, l’approche même parcellaire de son œuvre apporte à celui qui têtu ou inconscient poursuit sa démarche, l’occasion d’une réflexion personnelle sur l’homme, la société, sur la menace permanente du basculement dans la catastrophe. Pas de réconfort donc dans la lecture d’Adorno, pas d’idéologie optimiste, mais un questionnement sur le malheur du monde depuis Auschwitz.
Dans ce qui suit, je commence par une courte biographie de l’auteur, suivie d’une présentation sommaire de l’Ecole de Francfort dont il fut un membre éminent ; j’aborde ensuite une seule des problématiques étudiées par Adorno, à savoir : penser Auschwitz ; pour finir j’essaie de voir comment Adorno, malgré et avec Auschwitz se situe par rapport à l’idéal de progrès des Lumières.
J’ai eu recours à de nombreuses citations extraites des Minima Moralia, suite de réflexions rédigées par Adorno pendant la guerre et publiées en 1945, je me suis inspirée de la lecture de plusieurs chapitres de l’ouvrage de référence de Martin Jay ainsi que du Que sais-je consacré par Paul-Laurent Assoun à l’Ecole de Francfort, j’ai repris certaines analyses d’Enzo Traverso dans son ouvrage L’Histoire Déchirée et j’ai utilisé des informations mises à disposition par Patrice Derameix sur le site internet qu’il consacre à l’Ecole de Francfort.
BIOGRAPHIE
Theodor ADORNO est né en 1903 à Francfort sur le Main, d’un père juif Wiesengrund et d’une mère italienne dont il prend le nom. Son entourage familial le prédispose à faire une carrière musicale ; sa mère est en effet cantatrice et sa tante, elle-même musicienne, contribue à son épanouissement musical. En 1923 il soutient à l’université de Francfort une thèse sur Husserl, puis il se rend à Vienne pour y étudier la composition musicale et le piano. Ses préoccupations sont alors essentiellement musicales comme en témoignent de nombreux articles sur des musiciens tels que Bela Bartok, Richard Strauss. Il est particulièrement séduit par la musique de Schönberg. Il compose lui-même des œuvres musicales inspirées de poèmes, notamment de Kafka et de Brecht. Son séjour à Vienne se termine en 1928. Il retourne alors à Francfort où il rédige sa thèse d’habilitation sur Kierkegard, Kierkegard, construction de l’esthétique, publiée en 1933.
Dès les années 20, il connaît Max Horkheimer, nommé directeur en 1931 de l’Institut de Recherches Sociales dont Adorno deviendra membre en 1938. Lors de la prise du pouvoir par Hitler en 1933, beaucoup de ses amis juifs de l’Institut de Recherches Sociales l’incitent à les suivre en exil, mais il reste en Europe où il séjourne la plupart du temps à Oxford. Ce n’est qu’en 1938, sous les instances réitérées de son ami Horkheimer, qu’ il se décide à se rendre aux USA. De 1940 à 1947, il se consacre à la rédaction de son ouvrage La dialectique de la raison. Son activité musicologique est réduite à quelques articles consacrés au rôle culturel de la radio et des mass-media et au jazz dans lequel il ne voit pas une forme d’art mais une simple marchandise. Il travaille aussi à une étude monumentale menée avec d’autres dans le cadre des recherches sociologiques de l’Institute of social research : La Personnalité Autoritaire. Cet ouvrage, édité à New York en 1950, repose sur de très nombreuses enquêtes effectuées chez les ouvriers américains ; ses auteurs voulaient dévoiler l’irrationnel dans la société technicienne et grâce à cela élucider le nazisme. Notre objectif, précisait Horkheimer, ce n’est pas seulement de décrire le préjugé, mais de l’expliquer pour contribuer à le faire disparaître. De retour en Allemagne après la guerre, Adorno entreprend un autre grand travail où sont mêlées critique musicologique, réflexions critiques et polémiques sur les rapports entre la culture et le monde de la société industrielle avancée.
Les années 60 sont à la fois fécondes et éprouvantes pour Adorno ; il est associé au mouvement étudiant, mais de manière souvent polémique ; il dénonce la pseudo-activité de certains groupes révolutionnaires dont la violence confine au terrorisme. La gauche radicale, tout comme les partis ouvriers institutionnels ne lui épargnent pas les attaques. Il faut dire que la théorie critique d’Adorno est imprégnée de pessimisme et qu’elle n’aboutit à aucune stratégie concrète d’émancipation et se contente d’une abstraction philosophique jugée stérile par les activistes. Mais, avec l’ensemble de l’école de Francfort, Adorno ne se fait plus aucune illusion sur la nature révolutionnaire du mouvement ouvrier et des partis qui s’en réclament.
En 1966, il publie La dialectique négative considérée comme son testament philosophique : cet ouvrage a pour but de développer les contradictions de la réalité à travers la connaissance de celle-ci.
Théodor Adorno meurt en 1969 sans avoir pu achever la rédaction de son dernier ouvrage, Ästhetische Theorie.
L’ ECOLE DE FRANCFORT
Quand on parle d’Adorno, il faut obligatoirement parler de l’Ecole de Francfort. L’Ecole de Francfort est née en 1923 avec la fondation de l’ Institut für Sozialforschung par décision du Ministère de l’Education. L’idée d’une institution permanente vouée à l’étude critique des phénomènes sociaux était apparue en 1922 lors d’un colloque consacré au marxisme.
Quant l’institut est fermé par les nazis en 1933, il s’exile aux Etats-Unis où il devient l’ Institute of Social Research. En outre deux antennes sont créées, l’une à Paris, l’autre à Londres. En 1950, l’Institut revient à Francfort.
Après la guerre, l’Ecole de Francfort se détache de l’Institut pour devenir un courant de pensée. Il y a entre les chercheurs des liens personnels mais ce qui les unit particulièrement c’est une attitude philosophique et un certain nombre de choix politiques communs. Ce sont des marxistes, mais en dehors de toute inféodation à un parti ou à un Etat, et la raison est leur référent essentiel ; la raison émancipatrice qui arme le sujet d’une conscience critique, mais aussi la raison qui est à l’origine de l’émergence du capitalisme à travers une appropriation rationnelle de la nature. D’où une dialectique de la raison à la fois émancipatrice et instrument de domination.
A la fois école de philosophie, discours sociologique, mouvement politique, l’Ecole de Francfort ne peut être enfermée dans un genre particulier. Elle est le lieu d’une recherche pluridisciplinaire à laquelle participent des philosophes comme Herbert Marcuse, Theodor Adorno, Max Horheimer, des économistes comme Pollock, Grossmann, un psychanaliste comme Erich Fromm, des littéraires comme Walter Benjamin, des historiens comme Franz Neumann ou des sociologues comme Jürgen Habermas1.
Le projet de l’Institut étant au départ essentiellement sociologique et ses membres les plus importants des philosophes, il y avait une certaine ambiguïté. Cette ambiguïté se dissipe avec l’arrivée à la tête de l’Institut de Max Horkheimer qui avance l’idée de « philosophie sociale », c’est à dire d’une approche aux confins de la réflexion philosophique spéculative et de l’observation sociologique.
Pour l’Ecole de Francfort, l’enjeu de la compréhension ce n’est pas une donnée à connaître, mais une tâche historique : il s’agit d’envisager ce qui relie l’histoire passée, les réalités actuelles et les virtualités futures 2. Pour Max Horkheimer, le noyau théorique de l’Ecole, c’est l’aspect intellectuel du processus historique d’émancipation.
L’Ecole de Francfort, c’est donc le label qui sert à repérer un événement : la création de l’institut de recherches sociales en 1923, un projet scientifique intitulé philosophie sociale, un texte théorique de base baptisé Théorie critique, enfin un courant constitué d’individualités pensantes qui ont une démarche commune.
PENSER AUSCHWITZ
Theodor
Adorno fait partie de ceux qui ont essayé de penser ce qu’on
appelle « la déchirure d’Auschwitz »
à une époque où l’attitude dominante était
celle du silence. En effet, tandis qu’aujourd’hui les
médias, les Etats reviennent régulièrement sur
le génocide juif, dans les années qui ont suivi la
guerre seuls des intellectuels juifs allemands exilés,
semblent être bouleversés par l’ événement
resté invisible aux yeux du plus grand nombre des
observateurs, et tentent de penser Auschwitz. En Europe en effet,
nulle manifestation d’indignation, de protestation, encore
moins de réflexion, mais bien plutôt de
l’incompréhension, de l’incrédulité,
quand ce n’est pas de l’indifférence. Même
J.P.Sartre que l’on ne peut accuser d’avoir consciemment
occulté le génocide, ne place pas l’extermination
des Juifs au sein de ses « Réflexions sur la
question juive » en 1946 et s’il perçoit
les chambres à gaz comme un événement extrême,
la question juive reste pour lui l’antisémitisme de
l’affaire Dreyfus et de la IIIème République.
Dans la joie de la paix retrouvée on refuse de voir l’horreur
parce qu’elle est insupportable ou bien on est incapable de
fonder une réflexion, même à partir des récits
des témoins. Auschwitz est considéré comme un
événement funeste parmi d’autres et le rôle
de conscience critique n’est joué que par des rescapés
des camps de la mort ou par des intellectuels juifs exilés,
coupés de leur pays d’origine, comme Adorno et ses
amis de l’Ecole de Francfort ; contrairement à
l’intelligentsia européenne qui retrouve confiance dans
le droit, la raison et le progrès, ils ont l’intuition
ou la lucidité de voir dans le génocide une rupture de
civilisation.
Ecrire un poème après Auschwitz est barbare : on cite souvent cet aphorisme par lequel Adorno signifie de manière brutale qu’après la catastrophe, il n’est plus possible d’aller chercher l’oubli dans de fausses consolations lyriques. L’art, écrit-il…, a toujours été et demeure une force de protestation de l’humain contre la pression des institutions qui représentent la domination autoritaire… La sphère esthétique est aussi nécessairement politique3. L’art dont le monde ne peut se passer, doit désormais faire écho à l’horreur extrême4 ; c’est le cas de la poésie de Paul Celan dont Adorno dit qu’elle était imprégnée de la honte de l’art devant la souffrance qui échappe à la sublimation autant qu’à l’expérience5. C’est aussi le cas de la musique de Schoenberg, notamment dans son œuvre vocale Un survivant de Varsovie, à propos de laquelle Adorno écrit : Le noyau expressif de Schoenberg, l’angoisse, s’identifie à l’angoisse associée aux mille morts des hommes dans un régime totalitaire. 6
Ecrire un poème après Auschwitz est barbare : ce verdict pour le moins excessif sur lequel Adorno reviendra dans des écrits ultérieurs sans toutefois jamais le récuser aura un impact sur toute une génération intellectuelle de l’après-guerre. Le témoignage de Günter Grass est à ce propos très intéressant : l’aphorisme d’Adorno lui semblait « littéralement contre nature, comme si quelqu’un s’était permis comme Dieu le Père de prohiber le chant des oiseaux »7, mais par ailleurs il admet que cette injonction n’a cessé de le questionner et au fil du temps il finira par ne plus la considérer comme un interdit mais comme un repère. Et en 1996, on lit sous la plume d’Olivier Mannoni : Ces cinquante dernières années, toute la création littéraire allemande a été placée sous le sceau de l’interdit d’Adorno. Comment pouvait-on écrire après Auschwitz, avec Auschwitz ?8
Moins violents dans la forme, mais essentiels sur le fond sont les questions et les problèmes posés par Adorno:
Peut-on s’imaginer que ce qui s’est passé en Europe reste sans conséquence et ne pas voir que la quantité des victimes représente un saut qualitatif pour la société dans son ensemble, un saut dans la barbarie ?9
L’idée qu’après cette guerre la vie pourrait continuer « normalement » ou même qu’il pourrait y avoir une reconstruction de la civilisation (Kultur) … est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe en soi. Qu’est-ce que cette civilisation attend de plus ?10
Adorno refuse de classer l’ événement Auschwitz parmi les faits de guerre habituels ; il y voit un phénomène totalement nouveau : pour la première fois on a assisté à un massacre industrialisé, une mise à mort méthodique, technique et administrative, dépourvue de la charge passionnelle qui avait toujours marqué les violences du passé :
D’après les rapports de témoins, on torturait sans entrain, on assassinait sans entrain et c’est peut-être pour cette raison qu’on dépassait toute mesure11.
A propos du reportage sur la prise de l’Archipel des Mariannes qu’il voit au cinéma dans les actualités, Adorno écrit : L’impression qui s’en dégage n’est pas qu’on livre des combats mais qu’on procède à des travaux mécanisés de dynamitage et d’infrastructures routières à grande échelle et avec une énergie incroyable, ou encore qu’il s’agit d’enfumer et d’exterminer des insectes, à l’échelle planétaire. On mène les opérations jusqu’au point où il ne reste plus aucune végétation. L’ennemi est dans le rôle d’un patient et d’un cadavre. Comme les Juifs sous le nazisme, l’ennemi ne fait plus l’objet que de mesures administratives et techniques,… avec en plus quelque chose de satanique dans le fait que, d’une certaine façon, il faut maintenant plus d’initiative que dans une guerre classique et qu’il en coûte, pour ainsi dire, toute l’énergie du sujet pour qu’il n’y ait plus de sujet. Le comble de l’inhumanité est atteint avec la réalisation du rêve « humain » d’Edward Grey : la guerre sans haine12 .
Adorno dénonce la nouveauté radicale de cette « guerre sans haine » menée par les nazis contre les Juifs. Le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 sera comme une illustration de ces analyses faites par Adorno dès les dernières années de la guerre. A la place du monstre inhumain attendu apparaîtra un homme ordinaire, un fonctionnaire consciencieux, incapable de reconnaître ses crimes, sans remords, un homme mécanique, privé de conscience, incapable de penser par lui-même et de porter un jugement sur ce qu’il a fait, ne sachant que dire : j’ai obéi aux ordres, j’ai fait mon devoir. Le progrès technique, la rationalisation des moyens technologiques n’a pas besoin de monstres, mais de techniciens consciencieux qui mettent en œuvre une guerre sans haine et exercent une domination totale sur les individus.
Face à cette forme radicale de barbarie on se pose la question : que faire après une telle barbarie ? Adorno ne donne pas de réponse, mais pose de nouvelles questions, de nouveaux problèmes :
Si on répond au coup par coup, écrit-il, c’est une façon de perpétuer la catastrophe. Il suffit de réfléchir au problème de la vengeance des victimes de ce massacre. Si on en tue autant de l’autre côté, l’horreur devient une institution et le schéma précapitaliste de la loi du talion, … , se trouve réintroduit … Mais si les morts ne sont pas vengés et si l’on fait grâce, alors c’est finalement le fascisme qui, dans son impunité, aura gagné malgré tout et, une fois qu’il aura montré comme c’est facile, ça recommencera ailleurs.13
Et comme pour montrer qu’il y a des événements irréversibles, des problèmes qui restent posés, auxquels il nous faut quand même réfléchir pour penser l’avenir, il poursuit :
A la question de savoir ce qu’il faudra faire de l’Allemagne vaincue, je ne saurais répondre que deux choses. D’abord : à aucun moment, et en aucune circonstance, je n’accepterais de faire partie des bourreaux ou de fournir des arguments justifiant les bourreaux. Et ensuite : je ne m’interposerais pas, … , pour empêcher quiconque de tirer vengeance de ce qui s’est passé. C’est une réponse tout à fait insatisfaisante, contradictoire, et qui n’est pas plus universalisable qu’elle n’est compatible avec la pratique. Mais peut-être que l’erreur est dans la question elle-même non chez moi.14
Auschwitz, c’est le symbole de la régression absolue de la société et de l’individu. Cet événement tragique et barbare amène Adorno à approfondir et radicaliser sa critique de l’idée de progrès.
ADORNO ET LA CRITIQUE DU PROGRES
La réflexion sur le génocide juif, qui est au centre de la réflexion philosophique d’Adorno dès les dernières années de guerre vécues aux Etats-Unis, se situe dans l’horizon de la critique de la civilisation industrielle élaborée par l’Ecole de Francfort depuis le début des années 30. L’usage de la technique moderne dans un but de destruction et d’extermination confirme le pessimisme culturel à l’égard d’un progrès industriel qui a dévoilé finalement ses côtés profondément antihumanistes et socialement régressifs. La deuxième guerre mondiale fut l’élément tragique face auquel Adorno fut poussé à radicaliser sa critique du progrès. En 1944, lorsque l’Europe était ravagée par les bombardements aériens, Adorno reformulait sa critique du progrès par une métaphore saisissante. Parodiant Hegel qui en assistant à l’entrée de Napoléon à Iéna, avait eu l’impression de voir l’esprit du monde monté sur un cheval, Adorno avait aperçu à son tour « l’esprit du monde non pas à cheval mais sur les ailes d’une fusée sans tête »15. Il faisait allusion aux V-2 hitlériens, des bombes-robots qui, comme le fascisme, alliaient la perfection technique la plus poussée à la plus totale cécité16. En 1966, c’est à dire 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, il précise à ce sujet : L’invention de la bombe atomique qui permet d’anéantir d’un seul coup des centaines de milliers de personnes, s’inscrit dans le même contexte historique que le génocide.
Adorno avait été frappé par l’idée de déclin de l’occident développée dès la fin de la première guerre mondiale par Spengler, écrivain réactionnaire et conservateur ; celui-ci avait saisi, dans la société de masse moderne, la relation qui liait l’atomisation des hommes, le déclin de leur individualité et leur régression sociale. La critique réactionnaire, écrit Adorno, saisit assez souvent ce qu’est le déclin de l’individualité et la crise de la société, mais elle en impute la responsabilité ontologique à l’individu en soi, en ce qu’il est libre ,… et elle se consolera en se tournant vers le passé 17.
Mais s’il trouve le constat lucide, Adorno ne suit pas Spengler dans ses conclusions. Dans la société totalitaire, l’individu subit la domination : à l’ère du fascisme, écrit-il, l’individu, en tant que spécimen de l’espèce humaine, a perdu l’autonomie grâce à laquelle il pouvait réaliser le genre humain18.… c’est la société qui fait la substance de l’individu19…., pour la société (totalitaire) les différences effectives ou imaginaires sont des marques ignominieuses prouvant qu’on n’est pas encore allé assez loin, que quelque chose a encore échappé au mécanisme et n’a pas été déterminé par la totalité20.
Adorno désigne des responsables :
Il s’en prend aux journalistes de la Frankfurter Zeitung : Ils n’ont pas changé : leur ligne est restée la même et elle mène de la moindre résistance à l’égard des marchandises intellectuelles qu’ils produisaient à la moindre résistance vis à vis de la domination politique qui, comme l’a dit le Führer lui-même, place au premier rang de ses recettes idéologiques le fait d’être accessible aux plus bêtes21.
Parlant des scientifiques, il écrit qu’ils deviennent les contrôleurs volontaires et zélés d’eux-mêmes : puisque penser leur impose une responsabilité subjective que leur position objective dans le processus de production les empêche d’assumer, il y renoncent, s’ébrouent quelque peu et passent à l’adversaire. Très vite l’aversion pour la pensée devient incapacité de penser,…22
Il insiste sur le rôle joué par les médias comme le cinéma qui contribue à modeler le comportement des individus : les héros de la pellicule montrent comment il faut faire au dernier des employés de banque lui-même23.…
Il dénonce le détournement par les psychanalystes des découvertes émancipatrices de la psychanalyse :
Les hommes sont privés des dernières possibilités de l’expérience d’eux-mêmes par notre civilisation organisée…Ceux qui savent quelque chose de la psychanalyse acquièrent la faculté de subsumer tous les conflits personnels sous des concepts comme ceux de complexe d’infériorité, de fixation à la mère, d’introversion et d’extraversion, mais au fond ils ne se laissent plus du tout mettre en cause par ces concepts. La peur devant les abîmes du moi s’efface devant la conscience qu’il ne s’agit pas de quelque chose de très différent de l’arthrite ou de la sinusite. Les conflits profonds perdent ainsi ce qu’ils ont de menaçant. Ils sont acceptés, mais en aucun cas guéris , … , ils sont absorbés, à titre de malaise généralisé, par le mécanisme d’une identification immédiate de l’individu à l’instance de la société qui, depuis longtemps, s’est emparée des modes de comportement prétendument normaux 24.
Il critique à la fois le bourgeois serein et les ouvriers qui savent de moins en moins qu’ils sont des ouvriers :
- Quand on loue chez un homme d’âge avancé le fait qu’il est tout à fait serein, il y a à parier que sa vie n’a été qu’une suite d’ignominies : plus rien ne peut l’indigner. La largeur de vues en matière morale se présente comme la largeur de vue d’un cœur généreux, qui pardonne tout parce qu’elle ne sait que trop bien « ce que c’est »… Le bourgeois est tolérant. Derrière l’amour qu’il porte aux gens tels qu’ils sont, il y a la haine de l’homme authentique (richtig)25.
- Alors qu’objectivement le rapport des propriétaires et des producteurs de l’appareil de production se consolide et devient de plus en plus rigide, l’appartenance à une classe subjective devient de plus en plus fluctuante26.
Ecrasé sous la domination de la société totalitaire, l’individu n’oppose plus de résistance, il est tolérant et n’a même plus conscience d’être dominé :
Lourds de sommeil, les gens sont disponibles à tout moment et prêts à tout sans résistance, à la fois alertes et inconscients27…
Faire comme tout le monde, participer à la bousculade, faire la queue, voilà qui vient remplacer tant bien que mal les besoins rationnels.
La frénésie de consommation s’empare de la sphère culturelle qui est happée par l’ industrie culturelle : …. De même qu’ils veulent toujours ne rien manquer, de même les clients de la société de masse, ne peuvent-ils rien laisser passer….Alors que le mélomane du XIXe siècle se contentait de voir un seul acte de l’opéra, en partie pour cette raison barbare qu’il ne voulait pas abréger son dîner pour un spectacle, la barbarie est arrivée entre-temps à un point tel qu’elle ne parvient plus à se rassasier de culture. Tout programme doit être avalé jusqu’au bout, tout best seller doit être lu, tout film doit être vu pendant sa période de plus grand succès, dans la salle d’exclusivité. La masse de ce que l’on consomme sans discernement atteint des proportions inquiétantes. Elle empêche qu’on s’y retrouve et, de même que dans un grand magasin on se met en quête d’un guide, la population, coincée entre tout ce qui s’offre à elle, attend le sien28.
Cependant Adorno ne récuse pas l’idée de progrès, mais il affirme l’exigence de penser le progrès à l’époque de la catastrophe29, de cette déchirure sans précédent qu’il faut placer dans le cadre de l’histoire de l’Europe et de l’Occident, à la fois comme rupture et continuité. Il refuse de proscrire de manière obscurantiste l’idée de progrès dans les temps modernes30. Il veut renouer les liens avec une tradition critique, celle de la philosophie des Lumières dans laquelle cette idée a été utilisée comme une arme dans la lutte d’émancipation contre l’Ancien Régime. Il critique violemment la pensée positiviste qui a célébré comme une avancée inéluctable et linéaire, comme une amélioration nécessaire et constante, autant matérielle que morale, le progrès qui a conduit l’humanité du lance-pierres à la bombe atomique, tout en portant en lui le rêve d’une libération.
Il faut donc libérer le noyau émancipateur de l’Aufklärung. Il y a une possibilité d’émancipation mais plutôt que de défendre la civilisation de l’irruption de forces barbares et régressives, il s’agit de comprendre les conditions sociales qui ont permis la catastrophe et qui, aussi longtemps qu’elles n’auront pas été supprimées, laisseront planer à l’horizon du paysage social la menace de la rechute.
Le nazisme plonge ses racines dans les contradictions du progrès :
- d’une part la raison, instrument d’émancipation de l’homme, a été détournée par les groupes dirigeants et transformée en rationalisation de plus en plus poussée de la technologie : La manière dont de nos jours progrès et régression sont imbriqués apparaît lorsqu’on considère les possibilités techniques qui sont les nôtres. Les procédés de reproduction se sont développés indépendamment de ce qu’ils reproduisent et ont fini par devenir complètement autonomes. Ils sont considérés comme partie intégrante du progrès et tout ce qui n’en fait pas partie comme réactionnaire et dépassé31.
- d’autre part il y a une emprise des forces irrationnelles dans le comportement de l’homme moderne : Adorno voit dans le penchant pour l’occultisme un symptôme de régression de la conscience32… Au plus profond de l’humanisme,…, se démène le forcené, prisonnier vociférant qui, devenu fasciste a transformé le monde en prison33.
A cela s’ajoute le fait que : La régression permanente rend les classes inférieures aptes aux tâches abrutissantes qu’exige d’elles la civilisation autoritaire…. La domination délègue à certains d’entre eux qu’elle domine la violence physique sur laquelle elle s’appuie.34
Progrès et régression sont intimement imbriqués :
Le progrès et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture de masse que seule une ascèse barbare à l’encontre de cette culture de masse et du progrès dans les moyens qu’elle met en œuvre permettrait de revenir à ce qu’il y avait avant la barbarie.
Il faut aider les hommes à prendre conscience du malheur général car : L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement.
Nos contemporains souffrent davantage de ne plus avoir d’inhibitions que d’en avoir trop. Il s’agit, non de se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et des succès économiques, mais d’aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur général et de leur propre malheur qui en est inséparable. Cela fait partie du mécanisme de la domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre, c’est la même logique qui mène de l’Evangile de la joie à la construction d’abattoirs humains assez loin pour que chacun des Volksgenossen - des compatriotes - puisse se persuader qu’il n’entend pas les cris de douleur des victimes35.
Progrès et régression sont imbriqués, émancipation et barbarie marchent ensemble, comme des possibilités inscrites dans la même réalité historique36. La société totalitaire exerce sa domination sur les individus qui en même temps sont les seuls à pouvoir résister. Ils doivent refuser l’emprisonnement des rapports sociaux à l’intérieur de la société marchande, ils doivent refuser la suppression de l’hétérogénéité et de la pluralité sociale qui va jusqu’au triomphe du principe totalitaire d’identité. La personnalité autoritaire des régimes fascistes présuppose l’annulation de la diversité sociale et l’écrasement du non-identique ; c’est ainsi qu’on peut expliquer que l’élimination des Juifs, dans un pays où l’antisémitisme n’était pas plus développé qu’ailleurs, fut le moyen choisi par le nazisme pour souder la société aliénée dans une masse compacte, pour former une « communauté » au sein de laquelle toute contradiction serait anéantie, incapable de juger, de s’indigner ou de se révolter. L’individu doit donc reconquérir son autonomie et le premier signe de sa résistance, c’est l’effort qu’il fait pour penser la réalité, pour la penser à partir de la catastrophe. La promesse de progrès est indissociablement liée à la menace, voire à l’avènement de la catastrophe, mais avec l’esprit de l’utopie : Au déclin de l’Occident ne s’oppose pas la résurrection de la culture, mais l’utopie que renferme dans une question muette l’image de celle qui décline37.
CONCLUSION
Theodor Adorno fait partie de ceux qui les premiers ont perçu dans la barbarie nazie un point de rupture dans l’histoire et la civilisation occidentales. Contrairement à d’autres qui voient dans l’Allemagne l’incarnation du mal, il a toujours été convaincu que ce qui s’est passé dans ce pays n’est que la réalisation de tendances typiques de la société occidentale dans son ensemble. Si un ordre totalitaire a pu imposer sa loi de mort à l’Allemagne, c’est à cause des circonstances concrètes de ce pays après la 1ère guerre mondiale : entre autres la crise de la société bourgeoise libérale, le développement atteint par la technique moderne et des individus rendus amorphes qui ont permis à un ordre totalitaire d’imposer sa loi de mort … Parmi ceux qui observèrent les premiers mois de la domination national-socialiste, en 1933, nul ne put ignorer le moment de mortelle tristesse, d’abandon dans une semi-complicité à un maléfice qui accompagnait la griserie manipulée, les défilés aux flambeaux et le bruit des tambours…38.
Ses précédentes critiques de la technique industrielle dans une société capitaliste, sa condition d’ exilé aux Etats-Unis parce que Juif, sa qualité de philosophe et de chercheur dans un institut de recherche en sciences sociales, l’ont amené à analyser les conditions sociales dans lesquelles la catastrophe symbolisée par Auschwitz s’est produite.
En opposition avec l’idée selon laquelle cette tragédie ne serait qu’un accident particulièrement tragique dans le cours de l’histoire, il affirme que désormais l’humanité a un fait un saut dans la barbarie et que les hommes sont mis en demeure de repenser l’avenir à la lumière de cette catastrophe. A la fois marxiste et héritier de la philosophie des Lumières, il ne renonce pas à l’idéal de progrès d’émancipation des hommes, mais il écarte résolument un optimisme trompeur qui cache la vérité, à savoir la constance de la montée de l’horreur au cours de l’histoire.
Que nous assistions avec un sentiment d’impuissance qui frise la résignation aux actes de barbarie commis aujourd’hui dans le monde entier par des Etats ou des groupes terroristes confirme la pertinence de la réflexion d’Adorno il y a un demi-siècle. Il insistait sur le devoir d’adopter une nouvelle posture éthique, ce qu’il appelait un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète, que rien de semblable n’arrive. Face à l’idée totalitaire selon laquelle le sens de l’individu est dans l’élimination de sa différence, il lui semblait permis de penser que quelque chose des possibilités libératrices de la société avait reflué pour un temps dans la sphère de l’individuel 39.
La récente actualité démontre la justesse de son jugement mais y ajoute une nouvelle donnée. Dans notre société démocratique nous voici confrontés à un nouveau processus de décivilisation. Je pense bien sûr au terrorisme, mais aussi, plus proche de nous, à ce père d’élève d’ Evreux venu défendre son fils et frappé à mort par 40 élèves solidaires des racketteurs de son fils, à cet autre père plantant son couteau dans le dos d’ un élève, à ce vigile de Nantes brûlé vif par une bande de délinquants, à ces deux jeunes filles de 13 ans torturant leur camarade, à ce jeune garçon dans le Var conduit au service des urgences, victime du jeu de la canette. Quand on les interroge, les auteurs de ce nouveau type d’agressions semblent avoir perdu tout sens de la gravité de leurs actes ; ils n’éprouvent aucun remords, prêts à recommencer. Pour reprendre des termes utilisés par Alain Finkielkraut et ses invités à son émission « Répliques » du samedi 16 mars dernier, l’idéologie des Droits de l’Homme devient le véhicule de la fureur de vivre, de l’explosion de l’individualisme et de cette volonté de liberté totale qui ne fait aucune place à autrui ni à la construction d’un monde commun. Cette nouvelle barbarie nous rappelle que le mal est inhérent à la condition « tragique » de l’homme. L’individu prêt à tout pour s’imposer et écraser celui qui le gêne, voilà la nouvelle menace qui s’ajoute aux violences d’Etats ou de groupes fanatiques politisés.
Emancipation et régression, civilisation et barbarie marchent ensemble, écrivait Adorno à la fin de la seconde guerre mondiale. Plus de 50 ans après, rien pour nous laisser penser que la balance penche du côté du progrès, mais au contraire la peur que le monde entier bascule bientôt dans l’horreur. Parallèlement au développement exponentiel des moyens de destruction, on voit se développer chez les individus une frénésie pathogène de consommation, une volonté de satisfaire coûte que coûte ses désirs, ses pulsions. Le nouvel impératif catégorique d’Adorno vient à propos nous rappeler que nous nous approchons de plus en plus du point de non retour et que doit s’instaurer une volonté individuelle et collective de transformation de la société. Civilisation ou barbarie, il nous faut choisir en nous rappelant qu’à la fragilité inhérente à l’homme s’ oppose sa capacité à s’élever dont témoignent les œuvres du passé.
Annie Palanché, le 20 mars 2002
Sources bibliographiques :
Theodor Adorno, Minima Moralia, Editions Payot, Paris 2001
Paul-Laurent Assoun, L’Ecole de Francfort, PUF, Paris, 1990
Enzo Traverso, L’histoire déchirée, Les éditions du Cerf, Paris 1997
Martin Jay, L’imagination dialectique. Histoire de l’Ecole de Francfort et de l’Institut de recherches sociales, Paris, Payot, 1977 (chapitres III, V, VI)
Sources internet :
membres.lycos.fr/patderam/diafp.htm
L’Ecole de Francfort, esquisse d’une définition
Theodor Wiesengrund-Adorno, une biographie sommaire
Notes
1Patrice Derameix, L’Ecole de Francfort, esquisse d’une définition
2Martin Jay, L’imagination dialectique, Histoire de l’Ecole de Francfort et de l’Institut de Recherches Sociales
3Adorno
4cité par E. Traverso : T.Adorno, Les fameuses années vingt, Modèles critiques
5.cité par E. Traverso : T. Adorno, Théorie esthétique
6cité par E. Traverso :T. Adorno, Prismes, p 150
7ibid
8Olivier Mannoni, Un écrivain à abattre, Editions Ramsay, 1996
9T. Adorno, Minima Moralia, 33 p 58
10ibid.
11ibid., 67, p 113
12ibid., 33, p 59
13Minima Moralia, 33, p 58
14Minima Moralia, 33, p 59
15cité par E. Traverso, L’histoire déchirée, p 128
16ibid
17Minima Moralia, 97, p 160
18ibid., 16, p 37
19ibid., p 12, Dédicace
20ibid., 66, p 112
21ibid., 35, p 61
22ibid., 80 , p 134
23ibid. ,24, p 47
24ibid., 40, p 70
25ibid. , 4, p 21
26ibid., 124, p 207
27ibid., 18, p 38
28ibid., 76, p 128
29cité par E. Traverso : Adorno, Modèles critiques
30ibid.
31Minima Moralia, 76, p 128
32ibid., 151, p 255
33ibid.
34ibid, 117, p 195
35Minima Moralia, 38, p 67
36Enzo Traverso, L’histoire déchirée, p 128
37cité par E. Traverso : Adorno, Prismes, p 58
38Minima Moralia
39Minima Moralia, p 13
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