dialectiques - théoriques

MARCUSE AUJOURD'HUI.

Patrice Deramaix.


H. Marcuse Ce texte est la réédition revue et actualisée d'un article publié dans la revue "alternative libertaire" en avril 1988. Si la chute du régime soviétique, si le glissement affirmé des ultimes bastions du communisme totalitaire vers un capitalisme d'autant plus sauvage que nulle régulation démocratique ne peut freiner l'appétit des chevaliers d'entreprise a profondément perturbé l'horizon géopolitique, nous pensons néanmoins que les questions qui furent posées tout au long de la carrière philosophique de Marcuse restent d'actualité. Elles sont d'autant plus urgentes que l'hégémonie de l'économie marchande réduit quasiment à néant la sphère de l'autonomie et l'espace de nos libertés.

une pensée actuelle.

Né à la fin du siècle dernier, en 1898, à Berlin, Marcuse se rendit célèbre dans les années 50 et 60 par sa critique radicale du capitalisme avancé et de la société industrielle qui inspira une grande partie de la gauche radicale et de la contestation étudiante. Aujourd'hui, 10 ans après sa mort, la normalisation de la société sous la houlette du néo-libéralisme semble avoir rélégué sa pensée aux oubliettes.

Or si les réponses apportées par les mouvements radicaux des sixties ne débouchèrent nullement vers une transformation des rapports sociaux, les questions cruciales qui suscitèrent cette agitation restent plus que jamais présentes : le capitalisme, plus que jamais, dévoile sa nature.

La libération de l'Europe de l'Est a mis à nu la fausseté de l'image officielle que se donnaient d'eux-mêmes les régimes communistes, dont la violence répressive et l'emprise implacable sur les esprits comme sur les corps ne peut plus être mis en doute. Mais la libération des marché a aussi mis à nu les rapports d'exclusion, de domination et d'exploitation propre à l'économie marchande. Loin de signifier la réconciliation des hommes avec eux-mêmes, l'hégémonie du capitalisme accentue les fractures sociales, rejette pour ainsi dire sine die toute perspective de modification radicale des rapports sociaux.

Est-il besoin d'insister sur la marchandisation de plus en plus poussée des rapports humains? Est-il besoin de rappeler que la dérégulation sociale, la flexibilité des horaires, le démentèlement de l'Etat- providence, le renforcement des instances répressives, le recours idéologique aux thèmes ultranationalistes et xénophobes sont significatifs d'un renversement, en faveur de la bourgeoisie, du rapport de force dans le cadre d'une lutte de classe où l'initiative et la maîtrise du terrain semblent être aux mains d'un patronat aggressif et sans scrupule?

La crise économique, ses derniers avatars boursiers, les mouvements de délocalisation industrielle signifient l'aggravation du chômage et de la politique d'austérité au sein du monde industrialisé et l'emprise de plus en plus grande des empires financiers sur l'économie mondiale. On ne peut plus espérer que cette crise puisse marquer la phase finale d'un système économique menacé d'apoplexie. La "crise économique" s'avère être une fiction, masquant les causes réelles du déclin régional de certains pays d'Europe, déclin qui ouvre d'hautres horizons que l'exclusion sociale d'un prolétariat de plus en plus fragmenté, parcellisé, atomisé.

Si Marx voyait justement dans l'émergence de cette classe sociale la possibilité d'une sortie libératrice et révolutionnaire des contradictions du capitalisme, il est aujourd'hui moins certain que jamais que le monde ouvrier, et plus généralement la partie salariée de la population, et moins encore les exclus sociaux qui émargent du chômage ou de l'assistance publique, puissent à l'heure actuelle organiser un mouvement d'avant-garde susceptible de subsituer au capitalisme une alternative libératrice. Il ne faut pas se voiler la face: l'émergence d'une nouvelle barbarie qui en appelle aux vertus du sang et du sol pour résoudre la crise du libéralisme reste une perspective dont nous ne pouvons sous-estimer la menace.

Ces phénomènes sociaux trouvent une explication cohérente dans la pensée de Marcuse, mais cette dernière fut formulée dans un contexte historique qui n'est plus le nôtre et que nous devrons bien différencier de la situation présente. Pourtant son actualité est bien réelle: c'est ce que cet article tentera de montrer. Pour mettre en évidence l'originalité de la théorie critique de Marcuse , nous devrons retourner aux origines de sa pensée forgée au début des années 30 auprès de Husserl et de Heidegger, sous la direction duquel il soutint sa thèse sur l'ontologie de Hegel.

de heidegger à marx

Dans cette thèse, il tente une approche strictement métaphysique de la pensée de Hegel, sa préoccupation est de dégager, de la "Phénoménologie de l'esprit" la conception proprement hégélienne de l'Etre. Il verra dans la "Phénoménologie de l'esprit" et "la Logique" une définition de l'être comme devenir, ce qui lui permettra de concevoir l'être humain dans sa dimension historique. Il faut bien admettre, dans cette ouvrage strictement philosophique, une réelle influence heideggerienne.

Pourtant, Marcuse percevra rapidement toute la portée potentiellement subversive de Hegel, ce qu'il mettra en évidence dans un ouvrage écrit en 1939 comme une riposte au défi fasciste et qui fonde toute sa "théorie critique" (Raison et Révolution, éditions de Minuit). En effet, entre la réalité, telle que nous la vivons, et la vérité de l'être , c'est à dire la réalité telle que l'esprit devrait le saisir, il reste un fossé quasi infranchissable : le sens de l'existence humaine est dès lors de franchir cette barrière aliénante qui trouve son origine dans l'appropriation de la nature. La Raison devient potentiellement révolutionnaire. Il lui reste à remettre les pieds sur terre et à se dégager de l'idéalisme hégélien pour concrétiser ce potentiel subversif.

C'est dans dans le marxisme qu'il vit la solution concrète à ces questions ontologiques.

On pourrait mettre en relief les rapports souvent contradictoires et paradoxaux que Marcuse établit entre la phénoménologie façon heideggerienne d'une part, l'hégélianisme d'autre part et un marxisme critique inspiré par les Manuscrits de 1844. Ce qui peut paraître relever d'un théoricisme rebutant propre au cercle clos des philosophes universitaires n'est pourtant pas sans importance. Le cas de Heidegger, qui est adulé par l'intelligentsia française malgré son nazisme conscient et actif, en est une illustration qui soulève la question centrale des rapports entre la philosophie et la politique. En effet, au moment même où il médite sur "l'essence de la liberté humaine", Heidegger adhère au parti nazi et concrétise dans les faits la proximité d'une métaphysique devenue blette avec les formes les plus brutales de l'extermination de l'homme par l'homme.

La divergence des praxis de Heidegger et de Marcuse , les rapports dialectiques entre une position philosophique - une réponse précise à la question de l'être - et les attitudes concrètes, politiques et sociales face à la réalité, sont en l'occurrence très significatives. Bien qu'il critiqua le premier Sartre, celui de "Etre et Néant" l'accusant de légitimer par la conceptualisation d'une liberté absolue et abstraite un ordre social niant concrètement cette liberté, Marcuse permet d'établir des ponts entre la problématique purement métaphysique de l'être, (la question posée par Heidegger) une réponse formulée par Hegel (l'être comme devenir), la praxis marxiste (qui renverse l'idéalisme hégélien en réinsérant la dialectique dans le concret historique), et l'existentialisme (qui pose la question de l'être à partir de l'individu, quitte à voir en ce dernier, par la méthode régressive-progressive, la totalisation du moment historique).

les sources du pouvoir

Marcuse répond en outre à deux questions fondamentales, pour comprendre le processus de désintégration sociologique des forces progressistes: quels sont les mécanismes d'intégration dans l'ordre établi et pourquoi les masses, malgré la conscience de leur exploitation, adhèrent-ils à un système autoritaire ?

Ici l'apport de Freud est essentiel: La civilisation est repressive en ce qu'elle refoule constamment les pulsions instinctives: au principe de plaisir, dont la satisfaction rend impossible toute civilisation, se substitue le principe de réalité. Un tel refoulement est inévitable, mais l'appropriation privée des ressources et des moyens de production introduit dans cette dynamique un élément nouveau: le principe de rendement, nécessaire à l'accumulation du capital, impose une surrépression. Faute de se révolter contre un pouvoir dépersonnalisé, l'individu sera en proie à une culpabilisation qui l'amènera à intérioriser les valeurs de la classe dominante et à désirer -dans un processus automutilatoire et masochiste - un ordre social autoritaire. Ce freudo-marxisme s'oppose à la pratique bourgeoise d'une psychanalyse "castrée" de ses éléments subversifs et orientée vers la réintégration dans le cadre social actuel des individus en souffrance. Marcuse considère ainsi que la la libération instinctuelle , qui vise à réaffirmer le principe de plaisir, est centrale dans la transformation des rapports sociaux. Encore faut-il savoir dans quelle mesure dans un contexte culturel où la sexualité est relativement libérée il ne s'agit pas que d'une préoccupation conjoncturelle liée à la liquidation de la morale puritaine.

Une des questions essentielles de la fin du XXme siècle fut déjà posée par Marx, Heidegger, Marcuse et bien d'autres: il s'agit du rapport ambigu entre l'homme et la technique. Heidegger mettait en évidence la "dévastation de la terre" comme symptomatique de "l'oubli de l'être"; avec Marx, Marcuse voit dans la technique l'instrument de la domination exercée par les classes dominantes: l'abolition d'une telle domination, qui s'exerce et sur les hommes et sur la nature, requiert une remise en question radicale de la technologie industrielle. On saisit immédiatement la proximité de Marcuse et du mouvement écologique, proximité d'ailleurs tout à fait consciente. Mais précisément, cette remise en question de la société industrielle propre à l'écologisme n'est pas sans ambiguité : la question de la technique risque d'éclipser celle des rapports sociaux. Mal résolue, la critique de l'industrialisme conduit à une régression sociale, qui est précisément la dérive à laquelle succomba une partie du mouvement écologiste.

Des liens étroits existent entre entre la critique heideggerienne de la technique et la dénonciation de la société industrielle par Marcuse. Mais la position de Marcuse est loin d'être purement philosophique, elle est une critique sociale mettant en évidence le rôle révolutionnaire, potentiellement du moins, du mouvement écologiste, pour autant que ce dernier réussisse à établir des liens conceptuels entre la conscience d'une destructuration des rapports entre l'homme et la nature et l'établissement de rapports de production impliquant une appropriation privée des ressources naturelles.

une théorie critique acérée

La théorie critique, celle de Marx, évite soigneusement l'utopisme, plutôt que de dresser les plans de la société idéale, elle se fixe pour tâche d'analyser le réel afin de déterminer et de décrire les tendances éventuelles qui pourraient mener au-delà de l'état de choses actuel.

Dans "Vers la libération", Marcuse se propose de dépasser cette conception en raison de l'évolution du capitalisme avancé. Jusqu'à présent, l'abolition de l'esclavage, de la domination, de la violence sociale, de l'exploitation relevait de l'utopie. Rêvée, elle suscitait l'action mais il apparut qu'en lieu et place de la République idéale s'établissaient d'autres formes de pouvoir, de domination et de terreur. La redistribution équitable des biens et le contrôle collectif des forces productives par "les producteurs immédiats" exige une maîtrise rationnelle de l'économie et par là, l'exercice du pouvoir. "l'Etat de Bien-Etre serait toujours un Etat répressif", jusque dans la seconde phase du socialisme, celle où il sera attribué à chacun "selon ses besoins". Toute appréhension rationnelle du monde, est une forme de domination de la nature et des hommes. En voulant soumettre l'économie aux impératifs de l'équité sociale, la gestion socialiste intègre les activités humaines dans le champ de cette raison dominatrice, la seule instance capable de coordonner et surtout de prétendre à la légitimité d'un tel pouvoir est l'Etat. Par nature, ce dernier est répressif; entendons par là que le pouvoir, même venant du peuple, ne peut accepter des déviants susceptibles de remettre en cause sa légitimité au sein de la communauté qu'elle légifère. Le socialisme n'échappe pas à cette contrainte car, dans un contexte de planification économique, les producteurs ne peuvent se permettre d'organiser leurs activités en fonction de projets qui ne s'intégreraient pas rigoureusement dans un plan global. L'initiative individuelle fait, particulièrement en période de pénurie, figure de crime et est traitée comme telle. Attribuer à chacun selon ses besoins suppose de la part de l'instance distributrice la connaissance des besoins, et dès lors, qu'elle puisse sonder les reins et les coeurs de la population et ainsi affirmer sa propre puissance dominatrice: "je sais, dit le Planificateur, mieux que toi ce qui est bon pour toi".

Marcuse est pleinement conscient de la nature totalitaire des états "socialistes", sa critique de la bureaucratie soviétique est acerbe et il voit dans l'Etat soviétique une sorte de capitalisme monopoliste d'Etat. Plus que l'établissement d'une quelconque "dictature du prolétariat", c'est l'abolition de tout rapport de domination qu'il recherche, ce qui l'amène à remettre en cause la notion même des besoins. La question que pose Marcuse est celleci: comment l'individu peut-il satisfaire ses besoins "sans se faire du tort à soi-même?" C'est à dire sans tomber dans une dépendance plus profonde encore.

Il ne s'agit plus de développer les forces productives en une croissance effrénée de la production. Comme bien d'autres, Marcuse s'est rendu compte que la production de biens, la logique économique, la technicisation du monde engendrent un asservissement de l'homme. Une telle servitude est une soumission à l'impératif de la Raison, une domination exercée par les choses, par les produits du travail humain qui constituent un interface, à la fois obstacle et moyens d'interaction entre l'homme et la nature.

contre la société de dépendance.

Satisfaire ses besoins, c'est dès lors accepter et confirmer sa dépendance vis-à-vis d'une économie qui, pour fonctionner, doit produire outils et machines, et maîtriser la Terre en exerçant une domination sans faille sur la nature. La Raison est instrument de classification, de pétrification, de dichotomie du réel et ce qu'elle dit en premier lieu est "je suis", car "je pense" et je "me pense" comme sujet face - et donc séparé - du monde. Cette aliénation me sépare aussi des hommes, de l'Autre qui, présent au monde lui aussi, représente une menace. Dès lors l'appropriation rationnelle du monde est saisie de l'Autre dont je suis, tout autant que de la physis - la nature -, séparé d'une part par la rivalité que j'entretiens avec lui dans mon appropriation d'un monde dominé par la rareté et d'autre part par la médiation sociale, médiation réifiée en institutions pétrifiant les rapports de pouvoir: ce n'est plus l'Autre comme personne que j'approche mais l'autre comme fonction sociale, comme masque conforme à ce que la société attend de lui. Ce constat l'amènera à une critique sans faille du capitalisme américain où la "liberté administrée et la répression instinctuelle deviennent des sources sans cesse renouvelées de la productivité", critique qui constitue la trame de "l'Homme unidimensionnel" (Ed. de Minuit), son ouvrage le plus connu.

Dans le cadre du capitalisme avancé, toute pensée positive, et en particulier les diverses formes de la philosophie positiviste, conduit à un renforcement du pouvoir en amenant l'esprit à accepter les choses telles qu'elles sont. Pour démenteler les forces destructrices qui réduisent l'homme à

l'unidimensionnalité, il faut opposer une pensée négative. Une telle "négation de la négation" jettera les bases d'une libération existentielle et d'une société où même les besoins générés par la civilisation industrielle sont abolis.

En remettant en cause les besoins eux-mêmes, Marcuse entend contribuer à ce dégagement du "règne de la nécessité",dont parlait K. Marx, pour entrer de plein pied dans celui de la liberté. Rejoignant clairement une conception écologiste de l'économie, Marcuse affirme que "ce changement qualitatif devrait se produire dans les besoins de l'homme", de manière à fournir "un fondement instinctuel à l'avènement de la liberté : celle-ci deviendrait le milieu ambiant d'un organisme désormais incapable de soutenir la compétition dont la domination a fait la condition du bien-être ..." Il faut modifier les besoins donc, en premier lieu, avant même toute considération sur le développement des forces productives et même comme un préalable à la structuration d'une société non capitaliste. En fait la libération du capitalisme est une modification "instinctuelle" de l'homme: réduit-on dès lors la révolution à un changement de mentalité? Nous rentrerions alors dans ce débat quelque peu éculé des priorités à donner au changement des mentalités ou au changement de structure, oubliant qu'un rapport étroit, une interaction complexe unit les deux démarches. En considérant la révolution comme une libération instinctuelle, Marcuse prend en considération la personne dans sa totalité existentielle, y compris dans ses rapports avec son environnement physique. La libération n'est pas seulement affaire de participation démocratique aux prises de décisions, elle est aussi une réconciliation de soi avec soi-même, elle se concrétise aussi dans nos rapports à la sexualité, au corps, aux loisirs, à la paresse, à l'affectivité, au temps, ...la liberté c'est surtout le droit à la jouissance.

C'est fondamentalement parce qu'il est un obstacle à ce droit, qui n'est finalement que l'expression revendicatrice de l'instinct de vie, du principe du plaisir, que le capitalisme est condamnable. Satisfaction des besoins? La révolution vise plutôt à les transformer, car elle met en évidence un fait qui devient de moins en moins indéniable, les besoins actuels des hommes sont générés par le capitalisme, abolir ce dernier revient à abolir les besoins "artificiels" que ce mode de production impose aux masses.

Dans la mesure où les besoins actuels sont déterminés par le capitalisme, la libération suppose "l'apparition de besoins instinctuels différents et de nouvelles réactions du corps et de l'esprit". Marcuse affirme la portée existentielle de la révolte. Cette révolte ne se limite plus à résoudre de manière nouvelle la question du pouvoir, elle n'est même pas appropriation des structures étatiques par le prolétariat, elle ne peut être considérée comme un simple changement structurel; elle est au contraire une expérience existentielle suscitée par la honte et le dégoût.

l'obscénité du capitalisme

Dans "Vers la libération", Marcuse se voit obligé, pour expliquer la contestation des années 60, de recourir à une catégorie nouvelle dans le discours marxiste: celle de l'obscénité du capitalisme. La rationalité de l'analyse marxiste dissimule involontairement -la passion qui sous-tend la lutte de classe. Je veux dire que les catégories économiques élaborées par Marx, celles de plus-value, de sur-travail, de mode de production, d'exploitation même ne rendent qu'imparfaitement compte du vécu existentiel des laissés-pour-compte du capitalisme. Le dégoût et la honte - sinon celui de se voir ravalé au rang d'instrument de production sans âme et sans identité - ne sont certes pas les sentiments dominants du prolétaire, mais ils envahissent ces couches sociales qui, sans être parties prenantes dans les mécanismes de l'exploitation, en sont témoins, témoins surtout de l'opulence du capitalisme dont l'obscénité consiste à "étaler impudemment une quantité étouffante de marchandises, alors que ses victimes se voient privés du plus strict nécessaire; ou de se gaver de nourriture, de bourrer de déchets ses boîtes à ordure, tandis que dans ses zones d'aggression elle détruit ou empoisonne les rares denrées comestibles qui existent." La contestation est donc la dénonciation de l'usurpation des bienfaits de la société de consommation dont la légitimité est détruite par la violence impérialiste.

Une telle dénonciation, parce qu'elle est motivée par un affect qui touche la personne dans sa totalité plus que par une analyse rationnelle des contradictions sociales, ne pouvait s'exprimer que dans une révolte totale et violente, dont la fonction cathartique et expiatoire devient évidente lorqu'on pense qu'à la thématique de la solidarité s'ajoutait la volonté, peut-être inconsciente, de partager le même destin que les peuples victimes de l'oppression impérialiste. Il s'agissait, par la radicalité de la révolte, parfois automutilatoire comme les grêves de la faim, la maculation du drapeau US avec du sang, les suicides par le feu ou la provocation délibérée de la répression policière, de partager la souffrance du Vietnam, des Ghettos noirs, des peuples Sud-Américains.

Marcuse aujourd'hui

Il reste, en regard de l'engagement concret de Marcuse, à définir la portée et les limites de sa pensée politique. S'il fut un universitaire profondément engagé dans la lutte pour l'émancipation des hommes, il n'en resta pas moins universitaire. Y a-t-il, chez Marcuse, une surévaluation du rôle des intellectuels? Comment la position sociale spécifique de ce professeur d'université exilé aux USA induit- elle ses prises de position? Quelle influence sur la société pouvait-il espérer? D'autre part, que penser d'une analyse sociologique mettant en évidence la désagrégation du mouvement ouvrier comme mouvement révolutionnaire et l'émergence d'une intelligentsia critique susceptible, à travers "une longue marche dans les institutions" de créer les conditions d'une transformation radicale de la société? Répondre à ces questions c'est fournir aux mouvements sociaux actuels les instruments d'une critique radicale. En effet, on peut constater que en dépit de l'atomisation du corps social propre aux sociétés de consommation, une ébauche d'un mouvement antilibéral ressurgit: une nouvelle presse de gauche fait son apparition, des mouvements d'opinion larges et pragmatiques se dressent contre le racisme, le militarisme des blocs, la répression policière, le démentèlement libéral des universités, et les conséquences au niveau des entreprises de la crise du capitalisme suscitent une mobilisation de base. On comprendra qu'il est essentiel de relier ces nouveaux mouvements qui touchent et mobiliseront des jeunes ébranlés par l'incertitude de leur destin à une pensée et une critique cohérente du capitalisme avancé qui vit le jour à deux périodes cruciales de l'histoire: les années 20-30 qui virent la concrétisation de l'idéal révolutionnaire dans la jeune URSS, l'écrasement de la révolution Spartakiste et la fondation de l'"Institut für Sozialforschung" de Francfort, et l'ensemble des mouvements critiques des années 60-70 qui remirent radicalement en question la légitimité du capitalisme triomphant dans la société d'abondance, et tout particulièrement, le mouvement étudiant, antiimpérialiste, et écologique qui fondèrent en partie du moins leur praxis sur les thèses de Marcuse. Il ne s'agit pas de céder à une nostalgie soixantuitarde, nous savons pertinemment que les conditions historiques ont changé: les révolutions tiers-mondistes ont fait la preuve de leur incapacité à déboucher sur l'émancipation concrète des peuples et à la société d'abondance s'est subsituée une société industrielle de crise, sans pour autant que le gaspillage des ressources et l'obscénité des profits étalés impudemment par les maitres de ce monde en soient diminués. Si les réponses politiques, tactiques et organisationnelles doivent maintenant prendre en compte ces échecs et dresser le bilan désastreux sur le plan humain des espérances révolutionnaires, les questions cruciales, essentielles, qui traversent cette fin de siècle, restent identiques à celles qui furent posées à Marcuse.

avril 1988 - revu et actualisé en novembre 1997


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